Le viaduc de Longeray avec sa destruction en 1940
Au mois d’août 1944, le réseau ferroviaire de la Haute-Savoie se trouve dans une situation que l’on pourrait qualifier de paradoxale. En effet, à l’inverse de nombre de départements français situés en partie nord de l’hexagone qui ont souffert de la destruction massive d’ouvrages d’art (viaducs et tunnels), nos lignes régionales sortent dans l’ensemble plutôt épargnées par des interceptions de longue durée obligeant à utiliser un ou plusieurs itinéraires de détournement. La plupart des brèches provoquées par des actions de la Résistance étant colmatées, cela donne à penser que le réseau va pouvoir assurer à nouveau les fonctions qui étaient les siennes avant le déclenchement du conflit. Or, dans la réalité, cette remise en route est subordonnée à un ensemble de facteurs qui vont imposer un redémarrage graduel auquel il n’est pas possible d’échapper.
Il nous faut en effet prendre en compte une particularité essentielle qui affecte la Haute-Savoie : sa situation légèrement à l’écart des grands courants de transit ferroviaires nationaux ou européens. Ainsi que nous l’avons vu, cette singularité s’est trouvée subitement remise en cause à partir de l’été 1940 lorsque l’itinéraire Aix les Bains-Annecy-Annemasse-St Gingolph, le seul à échapper au contrôle des autorités d’occupation en raison du tracé de la ligne de démarcation, a été mis à profit afin de ravitailler avec le plus de régularité possible la Confédération helvétique. Une seconde donnée est à considérer afin d’avoir une « photographie » en temps réel la plus en rapport avec la réalité. En effet, les lignes du réseau national de la SNCF qui alimentent en amont le réseau haut-savoyard ont subi des dommages si considérables qu’il est impossible d’envisager la mise en place d’un trafic à longue distance à travers les voies de notre pays, qu’il s’agisse du transport des voyageurs ou de celui des marchandises. Dans l’immédiat et afin de parer au plus pressé, on va donc s’en tenir à la remise en marche d’un ensemble de circulations dont le rôle premier, à quelques rares exceptions, ne dépassera pas le cadre purement local.
En prenant comme date de référence le 19 août 1944, jour de la Libération d’Annecy, on constate que la circulation des trains de voyageurs est réduite au strict minimum dans le département, conférant un caractère quasi-confidentiel aux quelques circulations que l’on ne peut repérer qu’à l’aide d’affichettes apposées en gare… La ligne Annecy-Aix les Bains, malgré la présence de plusieurs ponts et tunnels dans son parcours le long du Fier, a subi peu de dommages durant le conflit et peut dans les meilleurs délais contribuer à la remise en route du trafic régional, son rôle étant du reste déterminant pour la continuité de l’itinéraire en direction d’Annemasse et Genève Eaux Vives. Dans la première quinzaine du mois de septembre, la gare d’Annemasse retrouve lentement son animation, la pénurie provisoire de locomotives empêchant la remise en route d’un service que l’on aimerait bien voir plus étoffé. On se contente pour le moment, dans chacune des directions de cette étoile ferroviaire, d’un seul aller-retour quotidien pour St Gervais et d’une seule relation pour Evian et Bellegarde à raison de deux jours par semaine. Pour le redémarrage de la ligne Annecy-La Roche sur Foron, il faut encore patienter quelques semaines : sa remise en service intervient le 20 septembre avec un train de voyageurs quittant la gare de Genève Eaux Vives à 14 heures en direction d’Annecy. Cette section de ligne avait été l’objet, le 26 juillet, de l’un des sabotages les plus tardifs du département opérés par la Résistance, celui du grand viaduc métallique d’Evires, situé au km 58,8, afin de mieux isoler les garnisons allemandes dans leurs déplacements. (1)
La consultation de l’horaire officiel du 9 octobre 1944 indique que la SNCF vient de remettre en service un train express quotidien permettant une desserte avec Lyon depuis Evian et St Gervais mais la présence de nombreuses brèches le long du parcours direct l’oblige à effectuer le détour via Grenoble, Chambéry et Annecy, ce qui par principe même le rend malcommode aux quelques voyageurs qui ont la possibilité de l’emprunter. Il faut en effet une dizaine d’heures pour effectuer le parcours total…
Les choses resteront en l’état pendant plusieurs mois car il faut tenir compte de la coupure de l’itinéraire direct pour la Haute-Savoie, immédiatement au nord de la gare de Lyon-Brotteaux consécutive à la destruction du viaduc sur le Rhône, le 2 septembre 1944, par l’armée allemande en retraite. Sur l’itinéraire « court » Lyon-Chambéry via St André le Gaz, la destruction du viaduc du Guiers le 14 juillet par un acte de sabotage obligera pendant de nombreux mois les voyageurs à descendre à la gare de Pont-de-Beauvoisin afin d’emprunter un moyen de transport « alternatif » jusqu’à la gare suivante où la desserte ferroviaire peut reprendre jusqu’à Chambéry. Dans la seconde quinzaine du mois de novembre 1944, les inondations répétées qui s’abattent sur notre département obligent les trains de la ligne Chambéry-Annecy à emprunter l’itinéraire de détournement via Montmélian, Albertville et Faverges car la voie ferrée est coupée non loin de la gare de Lovagny. Le temps de parcours déjà fortement rédhibitoire s’allonge encore et le trafic normal ne peut être repris que le 29 novembre via Aix-les-Bains et Rumilly. Exactement à la même période, une initiative heureuse dans son principe est appliquée sur la ligne Annecy-Albertville, fermée au trafic des voyageurs depuis le printemps 1938 : la pénurie des transports routiers a incité la municipalité d’Albertville, dès avant la Libération, à demander à la SNCF d’ajouter aux trains de marchandises une voiture-voyageurs afin de compenser la précarité de la situation. Une première tentative dans ce sens eut lieu dès le 15 juillet avec la particularité d’un départ et d’une arrivée repoussés à la gare de Sévrier au lieu de la gare d’Annecy. En effet, le tunnel de la Puya (1526 m.) percé sous le Crêt du Maure était à ce moment précis toujours inutilisable à la suite de la volonté des Allemands d’y installer, sans succès d’ailleurs, une unité de production de roulements à billes avec les machines-outils rescapées du bombardement de l’usine SRO le 10 mai 1944. Ce premier essai encourageant dut hélas avorter dans l’œuf car le 19 juillet, le viaduc sur la Chaise situé entre Faverges et Marlens fut détruit par la Résistance, provoquant une interruption de plusieurs semaines sur cette ligne. A la fin du mois de novembre, le long tunnel est désormais remis en état pour la circulation des trains, ceux-ci pouvant à nouveau le franchir afin d’entrer jusqu’en gare d’Annecy, mais le temps de parcours fantaisiste (4 heures pour 45 km…) associé à une fréquence restreinte (les mardis et vendredis uniquement) ne rendra jamais ce service attractif pour les voyageurs, même s’ils sont habitués à se contenter de peu en ces temps difficiles. Ajoutons également afin de terminer ce tour d’horizon du département que la ligne à voie métrique électrifiée de St Gervais à Vallorcine est remise en service à la mi-octobre, sur la base de deux aller-retour quotidiens tandis que celle des Chemins de fer économiques du Nord desservant la vallée du Giffre entre Annemasse et Sixt via Samoëns retrouve son service normal à dater du 30 novembre 1944.
Le transport des marchandises quant à lui se trouve directement impacté par un événement qui a eu lieu le 2 juillet 1944 à quelques centaines de mètres à peine de la limite de notre département : sur la ligne Culoz-Bellegarde qui constitue un maillon de l’artère vitale Lyon-Genève donnant accès à la Suisse, la Résistance est venu à bout, après plusieurs tentatives, du viaduc de la Vézeronce situé au nord de la gare de Pyrimont-Chanay, causant ainsi une brèche qui pendant dix mois, aura des répercussions majeures pour l’approvisionnement de la Confédération. La seule possibilité d’acheminement, comme en 1940, passe par l’utilisation de la ligne Aix Les Bains-Annemasse, car il est hors de question d’utiliser le « raccourci » Bourg en Bresse-Bellegarde en raison de son profil médiocre ne se prêtant nullement au passage de trains de marchandises lourds et du sort identique que la Résistance réservera dix jours plus tard (12 juillet) au majestueux viaduc de Cize-Bolozon à la traversée des gorges de l’Ain. Le recours à cette solution ayant fait ses preuves quatre ans plus tôt se trouve dans la réalité contrarié par plusieurs facteurs.
En premier lieu, cette situation oblige les trains se dirigeant vers Genève Cornavin à changer deux fois de direction sur leur parcours final, à Annemasse et Bellegarde, d’où un allongement significatif de leur temps de parcours. En second lieu, les ports méditerranéens abritant les marchandises en transit destinées à la Suisse subissent des destructions importantes car ils sont situés dans la zone des combats qui ont toujours lieu en Provence à ce moment précis. Ainsi en est-il à Marseille où les destructions causent des dégâts au contingent de marchandises destinées à la Suisse, obligeant les autorités à prononcer, le 18 août, la réquisition au profit de la population locale d’un important lot de vivres afin d’éviter leur perte. Enfin, le Commandement militaire américain oppose, au début du mois de novembre 1944, un veto au transport civil de transit des marchandises par chemin de fer, considérant que notre réseau ferroviaire doit être mis à la disposition des armées alliées afin de parachever leur victoire. Cette mesure drastique, très contraignante pour les populations civiles, ne sera levée par les autorités militaires qu’au début du mois de janvier 1945, lorsque la victoire finale ne fera quasiment plus de doute. Durant les mois d’août à octobre 1944, afin de pallier l’absence de transport de marchandises par voie ferrée, une vingtaine de camions avaient été utilisés au départ de Genève afin de tenter de récupérer les denrées périssables entreposées dans les ports du littoral méditerranéen. Mais les restrictions en matières premières (carburant, pneumatiques) ainsi que le volume utile beaucoup plus réduit (à peine 200 tonnes par semaine) pouvant être transporté démontra sans ambiguïté les limites de cette solution intérimaire.
On le voit donc, le transport des marchandises se trouva pendant de nombreux mois après la Libération soumis aux mêmes contraintes que celui des personnes, c’est-à-dire réduit à un rôle purement local sans qu’il soit possible de contourner dans l’immédiat cet obstacle majeur. Ceci signifia que notre département souffrit d’un approvisionnement en nourriture, obligeant la population locale à composer avec le rationnement et la « débrouille ». Et rappelons-le une nouvelle fois, les obstacles n’ont pas manqué afin de tenter de rétablir la situation d’avant-guerre. Ainsi, à la suite de la tragédie du 22 juillet ayant endeuillé la commune de St Gingoph (destruction de la localité française à titre de représailles), il faut attendre le début du mois de septembre pour que le train de marchandises local reliant Le Bouveret à Evian puisse être remis en marche. Quelques trains de marchandises circulant dans le périmètre haut-savoyard constituent une exception à la règle : on peut citer à titre d’exemple la circulation à la mi-décembre d’un train de 26 wagons de bétail en provenance de la région fribourgeoise et à destination du Vercors afin de compenser l’insuffisance du cheptel régional, pillé par les Allemands avant leur retraite. Le convoi emprunte l’itinéraire via St Gingolph-Annemasse-Annecy-Grenoble, mais il lui faut trois heures et l’adjonction d’une seconde locomotive afin de pouvoir remorquer ce troupeau ambulant jusqu’à Annemasse ! Ce fait à lui seul montre bien les difficultés auxquelles on dut faire face dans l’urgence. Quelques jours plus tard (21 décembre) et en sens inverse cette fois-ci, un transport de noix de Grenoble est mis en place entre la capitale du Dauphiné et Genève Eaux-Vives : le premier train est composé de cinq wagons à peine mais 600 tonnes de noix réparties en cinquante autres wagons sont prêtes au départ.
Il nous reste pour terminer à évoquer un dernier flux resté méconnu et qui a pourtant pleinement concerné notre département à partir de la Libération. Le réseau haut-savoyard fut intensément utilisé pour le rapatriement des prisonniers de guerre, grands blessés et déportés, dans un intervalle qui court de mars à juillet 1945. De manière moins marquée toutefois, ce courant de transport particulier a débuté dès la fin des hostilités au niveau local. Ainsi, dès la reddition de la garnison allemande d’Evian le 16 août 1944, des dispositions sont prises afin de pouvoir évacuer, via le réseau des chemins de fer suisses, les soldats allemands sérieusement blessés durant les dernières semaines d’affrontements. La ligne Evian-St Gingolph-St Maurice est mise à contribution, avec l’accord de la Confédération, afin d’orienter ce premier contingent en direction de l’Allemagne. Dans les mois qui suivent, c’est aussi et surtout en sens inverse que le dispositif fonctionnera, grâce à la mise en place de centres d’accueil des rapatriés à Evian et Annemasse. Plusieurs milliers de rapatriés, essentiellement en provenance d’Allemagne mais aussi d’Italie (le tunnel ferroviaire du Fréjus, entre Modane et Bardonecchia, étant en reconstruction jusqu’en août 1946) rentreront au pays via les points frontières de St Gingolph ou Genève avant d’être redirigés vers la région lyonnaise après un séjour sanitaire indispensable en Haute-Savoie.
- A ne pas confondre avec le viaduc des Fleuries, dit aussi de Lavillat, au km 66,2 de la même ligne et qui fut détruit le 3 septembre 1940 par des hommes de main pro-allemands agissant dans l’intérêt de la puissance occupante.
Par Gilles Degenève, 2024