Histoire & Mémoire Militaire Alpine

Recherches sur le fait militaire en Savoie (1870 - 1962)

Bramans, 2 Juin 1940 : Le dernier vol du bombardier…

Le bombardier Junker 88 allemand qui se crasha en Maurienne (Bundesarchiv)
Le bombardier Junker 88 allemand qui se crasha en Maurienne (Bundesarchiv)

Par ce clair matin de juin 1940, l’apparente quiétude du petit village mauriennais, jusqu’alors uniquement troublée par les mouvements des troupes françaises attendant l’offensive prochaine de l’Italie et par les nouvelles de plus en plus mauvaises du front Nord-Est, sombrait définitivement dans la Seconde Guerre mondiale par le crash soudain d’un appareil allemand revenant d’une mission sur Marseille… Voici son histoire.

Il est à peine 4 heures, ce matin-là, lorsque 35 bombardiers Heinkel 111 et 18 bombardiers Junker 88 de la Kampfgeschwader 51, escadrille de bombardement 51 surnommée « Edelweiss », décollent de la base de Lechfeld, en Bavière. Leur mission pour cette journée du 2 Juin est d’attaquer les voies de communications du Sud-est de la France et le port de Marseille. C’est parmi ces appareils que se trouve le bombardier dont il est question ici. Son équipage se composait ainsi :Lieutenant Paul Kibele, 26 ans ; Adjudant-chef Max Schultzki, 29 ans ; Adjudant Georg Koppl, 29 ans ; Sergent Robert Bauer, 25 ans.

Mis en service en 1939, Le Junker 88 est un bombardier polyvalent d’une envergure de 20 mètres, d’une longueur de 14 mètres et d’une hauteur de 4,85 mètres. D’un poids de 14 tonnes, l’appareil peut voler à 550 kilomètres par heure, jusqu’à une altitude de 9900 mètres et sur une autonomie de 2500 kilomètres, il est armé de 6 mitrailleuses et peut emporter 3,5 tonnes de bombes.

L’itinéraire qu’emprunte l’escadrille a tout d’abord longé la frontière Suisse puis a descendu la vallée du Rhône. Vers 7 Heures du matin les bombardiers allemands arrivent en vue de Marseille. Le raid qui s’en suit détruit 12.000 tonnes de marchandises, incendie ou endommage 4 navires alliés et touche les quartiers voisins où l’on relève 15 tués et 49 blessés. L’escadrille 51 ne perd qu’un seul appareil durant cette mission, abattu par la défense anti aérienne.

Son objectif atteint, l'escadrille fait demi-tour et remonte la vallée du Rhône. Pour rejoindre l’Allemagne, il faut survoler Lyon, ville importante qui est défendue par plusieurs bases aériennes et un important dispositif de défense anti aérienne. Quelques temps plus tôt, le Junker 88 s’est dérouté de son trajet initial, certainement mis en difficulté lors de la mission sur Marseille par la défense anti aérienne de la cité phocéenne.  Très probablement touché par celle-ci, ce qui l’oblige donc à maintenir une vitesse et une altitude réduite, l’équipage a choisi d’obliquer vers l’Est pour éviter les bases aériennes de la périphérie Lyonnaise et rejoindre au plus vite l’Allemagne en survolant la Suisse, via Chambéry puis Genève.

Ainsi, longeant les Alpes, il arrive sur Chambéry vers 9 Heures 30. L'équipage doit survoler cette agglomération afin de continuer vers le nord en direction de la Suisse.

Plusieurs témoins rapportent que l’appareil fut alors la cible de la DCA chambérienne. Pris sous le feu, il longe alors la ville par le Sud et vire à l’Est vers la vallée de l'Isère.

C’est alors que de nouvelles avaries mécaniques (Fumée noire s’échappant des moteurs, consécutives aux tirs de DCA) dégradent davantage les performances de l’avion. L’équipage décide alors d'essayer de rejoindre la frontière Italienne, distante d’une centaine de kilomètres, pour ne pas atterrir en territoire ennemi. Pour cela, il doit suivre la Tarentaise ou la Maurienne, ce qui implique une difficile navigation en fond de vallée. Les moteurs n’ont plus la puissance permettant de voler en haute altitude, ce qui ajoute un problème supplémentaire et risque de conduire les aviateurs droit dans un piège…

Ainsi, après avoir renoncé à survoler Chambéry, l’avion arrive dans la vallée de l’Isère dont l’espace très large lui permet de bonnes possibilités de manœuvre. Mais il n’y restera pas cinq minutes.

A hauteur d’Aiton, l’entrée de la vallée de la Maurienne qui conduit vers l’Italie s'offre aux aviateurs. Ils s'y engouffrent avec l’espoir, certainement confirmé par les cartes de navigations, de déboucher le plus vite possible en territoire non hostile. Cependant, la cuvette dans laquelle ils viennent de se jeter se resserre et les sommets s’élèvent. Pris au piège, l’avion blessé, lourdement handicapé par un manque de puissance, n’a plus l’espace pour tenter un demi-tour sans risquer de percuter les arbres ou la montagne. Les hommes sont donc condamnés à atteindre leur objectif pour se tirer de cette mauvaise passe.

On pourrait imaginer l’état d’esprit dans lequel ces hommes se trouvaient alors, leurs visages aux traits tirés, laissant apparaitre de l'inquiétude ou tout au moins une grande incertitude. Ils remontent donc à basse altitude la Maurienne où l'appareil est signalé à tous les postes militaires, aussitôt mis en alerte.

Une vingtaine de minutes environ après avoir esquivé Chambéry, le bombardier passe au-dessus de Saint Michel de Maurienne. Il arrive ensuite rapidement aux environs de Modane.

Quel calcul a fait l'équipage pendant ce court temps de vol ? Est-il encore possible de franchir les alpes avec cet appareil et déboucher sur l'Italie ? Les hommes sont-ils suffisamment expérimentés pour cette navigation plus que délicate et surtout disposent-ils de cartes suffisamment précises pour trouver des repères ou autres indications de navigation ? Le fond de la vallée, si étroit qu’il ne présente maintenant plus aucune possibilité d'atterrissage de fortune pour un avion de cette taille, s’offre désormais aux yeux des aviateurs…

Modane est un nœud ferroviaire frontalier qui dispose d’imposants effectifs militaires gardant les fortifications défendant les cols et autres passage vers l'Italie. Le poste de défense anti aérienne du Replat, surplombant la ville, ouvre le feu quand l'avion arrive au-dessus de la gare. Un témoignage rapporte que l'appareil est arrivé sur Modane en « crachant une épaisse fumée noire et pétaradant », confirmant ainsi sa sérieuse détresse.

Pris sous le feu, l’appareil tente un dégagement en piquant sur la ville puis redresse et se rétablit difficilement. Il se déleste de tout un tas de matériels divers, y compris des parachutes, afin de s'alléger. Geste apparemment désespéré... L'avion reprend alors difficilement de l’altitude et franchit presque en rase mottes la barrière de l’Esseillon, l'entrée de la Haute Maurienne.

La vallée se resserre, se resserre inexorablement, l'équipage découvre en temps réel ses possibilités de navigation. Au loin, la vallée fait un coude qui masque au pilote son débouché, pas de perspective, aucune vision concrète. Plus besoin des instruments de bord, le vol à vue est de mise. Les occupants ne voient que le massif de la Vanoise qui leur barre toute vue. De chaque côté et devant lui, les montagnes font une barrière proche et continue de plus de 3000 mètres d’altitude… Encore quelques instants et il survole le village de Bramans où l’attend son destin.

En ce dimanche 2 Juin 1940, le curé de Bramans a organisé une procession qui se disperse immédiatement, effrayée par cet avion en perdition volant à très basse altitude.

Sous une tension extrême, le pilote remarque, immédiatement après Bramans, sur la droite, une très étroite vallée latérale, repérable au blanc éclatant de son flanc de gypse à nu. Attiré par cette faille, il songe à un passage qui pourrait l’amener sur l’Italie. Il n’a que quelques instants, quelques secondes pour prendre une décision.

Il vire alors et s’engage ainsi dans l’étroit corridor qui va le mener droit au haut vallon d’Ambin. Le virage et la prise d'altitude nécessaire brûlent les ultimes ressources des moteurs. Il longe la paroi blanche de gypse, au pied du Mont-froid, puis le pied de la pointe de Bellecombe. A cet instant, il vole beaucoup trop bas pour apercevoir et franchir le col du petit Mont Cenis qui arrive à sa gauche, et aurait été son unique chance. Il poursuit donc son trajet fatal dans le haut vallon d’Ambin.

Ce dernier est alors occupé par les unités militaires françaises qui attendent une offensive italienne. Le sergent-chef Fondère, commandant un point d’appui sur la frontière, au Planay, voit passer l’avion. Comme tous les autres postes militaires du secteur, il a été averti du possible passage d’un aéronef ennemi et a ordonné la mise en batterie d’un fusil mitrailleur. Mais le brouillard l’empêche d’identifier précisément l’appareil et il n’ouvre donc pas le feu… A cette heure du matin, la brume d’altitude n’est pas encore totalement dissipée. Il pense toutefois que, volant à cette altitude, l’avion court à sa perte car la vallée d’Ambin est barrée sept kilomètres plus loin par une chaîne de 3300 mètres de haut qui forme la frontière avec l’Italie.

L’avion n’a plus la vitesse ascensionnelle pour franchir l’obstacle. Il vole 200 mètres au-dessus du fond de l’étroit vallon qui, soudain, fait un coude vers la droite. La visibilité est exécrable et le lourd appareil n’est plus capable de manœuvrer efficacement. Sitôt après avoir survolé le hameau du Planay, l'avion se déporte à droite pour négocier son virage et percute, à 2 000 mètres, les quelques mélèzes qui poussent à cette altitude. Il s’écrase et explose à flanc de montagne. L’épave est alors dispersée sur 400 mètres ! Aujourd’hui encore, quelques débris subsistent sur place…

Les quatre aviateurs sont tués sur le coup et leurs corps carbonisés dans l’incendie qui s’en suit. Le lendemain, des soldats français de la 1° compagnie du 281° Régiment d’Infanterie inhument les dépouilles sur place. Le 28 Juillet 1940, les autorités italiennes qui occupent alors la vallée feront exhumer les corps pour les enterrer dans le cimetière militaire installé à Bramans. Celui-ci accueille déjà les soldats italiens tués dans l’offensive du secteur Mont Cenis, qui s’est tenue du 20 au 25 Juin.

A l’été 1941, les familles des aviateurs viendront s’y recueillir en présence du consul allemand de Turin.

Aujourd’hui, les dépouilles des aviateurs reposent dans le cimetière militaire allemand de Dagneux, dans l’Ain, où reposent 19 913 soldats allemands tués et rapatriés de vingt-sept départements Sud-Est de la France. L’identification certaine de l’appareil et de ses membres d’équipage fut rendue possible grâce à la plaque d’immatriculation de l’avion retrouvée dans les débris.

Il y a quelques années, des recherches ont permis de retrouver 2 personnes ayant un lien de parenté avec l’équipage : En 2009, le neveu du Lieutenant Kibele et, en 2010, la fille de l’Adjudant Köppl, née quelques jours seulement après le décès de son père.

Après consultation des anciens combattants de la Haute Maurienne, le conseil municipal de Bramans a décidé de convier les familles à une commémoration dans un esprit de réconciliation et d'amitié Franco-Allemande.

Le 10 juin 2011, une cérémonie a été organisée avec dépôt de gerbe et dévoilement d'une plaque commémorative en présence des représentants des familles, des anciens combattants, des autorités militaires françaises et  allemandes, de l’association de reconstitution historique « Tempête sur les Alpes », du consul général d'Allemagne, de l'attaché militaire de l'ambassade Allemande et de la population.

De nos jours, les lieux de mémoire de Haute Maurienne, si paisibles, ne laissent guère paraître qu’ils furent témoins de la lutte et de la souffrance des hommes, jetés les uns contre les autres et sacrifiés par la faute d’idéologies criminelles… Quel que soit leur camp ou leur uniforme, qu’ils demeurent désormais en paix.

Remerciements à Marcel Favre et Dominique Dupérier pour le fond iconographique et documentaire.
Pour la réalisation du présent article, l’auteur s’est grandement appuyé sur le remarquable travail réalisé par Mr Dupérier, qui a pu retracer, minute après minute, le dernier vol du bombardier de Bramans. Il le dédit à Mme Rita Köppl-Kromer, une des innombrables petites filles que cette guerre condamna à grandir et à vivre sans père…

 

 

Par Jimmy Lesage

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