Rita Busse, comtesse de Maugny, soignant un soldat dans un hôpital militaire de Chambéry
Tout comme le cliché très vivace voulant que les femmes aient investi les usines à partir de la Grande Guerre, l’idée d’une émancipation féminine qui aurait succédé à ce conflit persiste bien abusivement. Comme figure de proue à cette idée fausse, la « garçonne » est utilisée comme représentation de la femme de l’après-guerre. Comme l’a écrit Françoise Thébaud dans son ouvrage Les femmes au temps de la guerre de 14, « la mémoire collective a longtemps retenu l’idée d’une guerre émancipatrice qui conduit aux « Années folles » », avec une garçonne aux cheveux courts et robe bien raccourcie dansant au rythme effréné d’un charleston…De plus cette nouvelle femme est représentée comme indépendante économiquement (et sexuellement). Elle constitue donc une grande menace pour des hommes meurtris dans leur masculinité par le conflit.
Cette vision réductrice, mais trompeuse, fait d’une très petite minorité une généralité qui n’a pas existé dans les faits. L’émancipation sociale est plus le fait d’un milieu urbain, des femmes des villes. Rien de cela pour la majorité des femmes du peuple, ne serait-ce que par leur statut juridique qui fait d’elles des mineures juridiques au regard du code civil, rédigé en 1804, et qui limite une émancipation. Si les choses ne sont pas simples à la sortie de la guerre pour elles, car celle-ci reste très présente bien que terminée. L’idée de femmes libres et indépendantes pendant la guerre est trompeuse. C’est ce qu’ont montré de nombreux historiens qui parlent eux de contrôle à distance de la part des hommes, même à partir des tranchées, et d’émancipation en trompe l’œil. L’indépendance est donc plus une illusion qu’une réalité. C’est une forme de mirage qui par ailleurs suscite bien des peurs dans les tranchées chez les poilus.
Le contrôle à distance par les hommes se lit dans la correspondance d’un couple bourgeois du Faucigny. Lui est né à Saint-Pierre-de-Rumilly, elle à Bonneville. Pour Jean Tholance et son épouse Louise, dite Lilette, le contrôle est d’ordre éducatif et se situe par rapport à l’exercice de l’autorité parentale. Mariés en février 1914, Jean-Marie laisse en août lors de son départ sa femme enceinte. Un télégramme conservé aux archives fait état de la naissance de jumelles en janvier 1915. Une des 2 petites filles est décédée rapidement (il n’y a pas d’informations sur les causes du décès). La jumelle survivante Marie-Jeanne, dite Zaze, cause une grande fatigue à sa mère en raison de son caractère très difficile. Comme en atteste les lettres de Louise à son époux. Son comportement occupe beaucoup d’espace dans l’échange épistolaire entre ses deux parents. La discussion prend un tour plus polémique au sujet du partage de l’affection de la petite quand Jean écrit le 27 février 1916 :
« Il faut[…] que je te parle tout dur moi aussi ; qu’est ce qui peut bien te faire penser que je n’aime pas notre petite chérie comme toi ; j’espère bien avoir un droit à elle et il ne faut pas se figurer que tu vas l’accaparer ! même à l’aimer plus que moi car alors nous ne nous entendrons plus. Laisse moi seulement rentrer et nous verrons bien cela ; maintenant je n’ai pas le temps ! ».
Qu'en conclure ? Comme beaucoup de mobilisés, Jean ne voit pas grandir sa fille pendant près de 4 ans. Il était absent à sa naissance, et l‘est pour ses premières années. La petite fille grandit sans son père qui ne la voit que lors des permissions, à partir de la fin 1915. Le jeune marié part en laissant sa femme enceinte, après l’armistice c’est un père de quatre enfants (dont 3 survivants) qui revient. Cette famille nombreuse, Jean n’a jamais vécu avec, ses enfants il ne les a vus que lors de brèves permissions. Il vit une paternité à distance, et probablement souffre de ceci d’un point de vue affectif, ce qu’il écrit quand il verbalise la peur que sa fille ne le reconnaisse et qu’il parle de la ré apprivoiser. Mais l’empêchement de pouvoir exercer son rôle de père, avec les prérogatives de pater familias afférentes est probablement psychologiquement complexe pour lui. Il retrouve des enfants qui ne le connaissent que par ses photos, et par le discours de la famille, dont celui de son épouse. La photo de Jean devient pour la petite Marie-Jeanne le substitut de son papa, et les 2 parents semblent revendiquer chacun leur enfant, comme ici le 26 avril 1916 quand Louise écrit :
« Viens vite mon Jeannot, pour voir mon fils car c’est le mien puisque la fifille est à toi ! Elle ne fait que parler de son papa la « Zaze » ce soir elle chantait sur l’air « Meunier tu dors « Papa Zan va venir » Et hier comme le petit pleurait dans son berceau elle part en courant de la cuisine prend ta photo sur la table et la place au dessus de son frère […] un moment plus tard, elle prend la photo l’embrasse… ».
Nous pouvons voir la difficulté rencontrée pour que chacun prenne sa place au sein de la famille, et des relations père-enfant qui se matérialisent à travers des supports comme la photographie. La bataille entre Jean et Marie-Louise pour le partage de l’affection des enfants, et la place précise de chaque parent est ici également visible. Avec l’une qui revendique l’exclusif d’un des enfants, pour compenser le grand attachement manifesté par la petite à son père. Tout ceci illustre bien ce qu’écrit Dominique Fouchard dans Le poids de la guerre : les poilus et leur famille après 1918 : « La vie conjugale et familiale porte alors, et de façon quasiment exclusive, la promesse dubonheur à venir qui s’incarnera dans les enfants qui naîtront de cette union comme ravivée par la séparation subie, de cette nouvelle alliance ».
Pour la comtesse Rita de Maugny, épouse du comte Clément de Maugny, de Draillant dans le Chablais, le contrôle est d’ordre financier. Comme pour l’éducation des enfants, la femme est dépendante de son époux, c’est lui qui gère les finances. Dans le cas de la comtesse, jeune femme richement dotée, c’est son époux qui administre sa fortune. Elle reste dépendante de lui à Chambéry dans leur appartement qu’elle occupe avec une domestique, et ses animaux de compagnie Arthurette, le furet et Loulik le chien. Rita écrit le 2 février 1917 :
« Envoie moi mon chéri, ma part des 500 F pour mon deuil, si tu pouvais m’en envoyer 300 ? ton deuil est tellement plus simple et ton voyage vite payé. […] Si tu savais comme c’est odieux de toujours être à court, je n’en peux plus. En 1914 je regardais à une dépense de 20ᶠ puis à 10ᶠ et maintenant je n’ose plus dépenser 5ᶠ ; Si tu n’as pas connu encore connu cela du tout, à l’E.M. [Etat major] tu menais la vie de guerre, mais bien à ton aise ce n’est que maintenant que tu va être à l’étroit. ». Dans 1914-1918 : combats de femmes les femmes piliers de l’effort de guerre, Françoise Thébaud précise que « le Code civil n’est pas modifié avant 1938, la portée de la loi accordant pleine capacité juridique aux femmes mariées étant alors limitée par les régimes matrimoniaux ». La position des femmes est bien, d’être sous la tutelle masculine, sous leur surveillance pour elles, comme pour leurs biens.
Nous pouvons voir avec ce passage que l’indépendance des femmes après la Première Guerre mondiale n’est pas, d’une part, la réalité ; et d’autre part que l’émancipation obtenue par certaines pour des choses bien précises, ne peut en aucun cas constituer une généralité pour la population féminine, dont les femmes de la Haute-Savoie.
Lors d’un colloque fin 2018, F. Thébaud a justement déclaré que « les femmes ne constituent pas un groupe homogène et les effets de la guerre différent selon la classe sociale, l’âge, le lieu de résidence ». Ce qui est bien le cas ici pour ces femmes du département.
Par Sylvie Valeur
Extrait de son Master 1 « Vivre la Grande Guerre : les femmes de Haute-Savoie pendant la Première Guerre mondiale à travers les notes communales des instituteurs et 3 correspondances »