Le monument initialement controversé du Souvenir français
Alors que la France endeuillée se couvre d’un gris manteau de monuments aux morts dès 1919, le conseil municipal d’Annecy entame un long bras de fer avec le Souvenir français annécien à propos d’un projet de monument à bâtir dans le cimetière municipal. Hommage aux morts contre laïcité : l'Union sacrée n'aura duré que le temps de la guerre. Ce triste conflit local va durer cinq longues années.
Dès mai 1919, le colonel en retraite Perin, délégué du Souvenir français local, propose d’élever « un très modeste monument à la mémoire des militaires morts pour la France pendant la Guerre 1914-1919 » dans le carré militaire du cimetière municipal. Mais la commission des travaux de la mairie voit dans le projet un « caractère confessionnel si apparent » qu’elle le rejette en juin 1920. En effet, une croix bien visible surmonte le projet de monument. Rappelons que l’équipe municipale est d’obédience radical-socialiste. Elle est menée depuis 1909 par le maire Joseph Blanc, instituteur et grand maitre de la loge maçonnique locale l’Allobrogie. Autant dire que la mairie ne plaisante pas avec le sacro-saint principe de laïcité - toujours inflammable - voté juste 14 ans plus tôt !
Le Souvenir français reçoit toutefois l’aval de principe de l’assemblée municipale, « sauf en ce qui concerne l’emblème confessionnel. » L’Union sacrée née dès les premiers jours de la Grande Guerre est bel et bien enterrée. Dès lors, le projet traine cinq longues années face à la ténacité des deux parties. Le délégué du Souvenir français ne manque pourtant pas d’arguments. Il expose que la Commission départementale n’a aucune observation à faire du point de vue esthétique, et que le monument ne peut être édifié qu’avec la croix demandée par les donateurs et 90 % des souscripteurs. De plus, « les morts d’Annecy, sauf une infime minorité, sont catholiques. […] On peut estimer à 1 % les étrangers à la religion catholique, est-il équitable de sacrifier les intérêts de 99 % pour sauvegarder les immunités d’un seul, nous ne le pensons pas. »
La mairie, qui offre la concession, se permet de maintenir son refus par délibération, tout en offrant un compromis : « Toutefois, dans un but de conciliation et pour en finir avec un conflit pénible puisqu’il s’agit de nos morts, elle demande à ce que la croix de Savoie, ou la croix de guerre, accompagnée d’un emblème militaire soit mise en relief sur le monument, ce qui devrait donner satisfaction à tout le monde sans froisser personne. » Le colonel Perin revoit le projet en remplaçant la croix sommitale par une urne funéraire, cède sur les insignes militaires, mais demande au moins « un emblème absolument conforme à celui des tombes du caveau municipal », et invoque en cela un décret de l’an XII qui confère en fait aux particuliers le droit d’orner leur concession selon leur choix. De plus, « La croix ayant été promise, il se trouve absolument dans l’impossibilité d’élever un monument sans cet emblème qui est demandé par 94 % de souscripteurs et avec une vive insistance par l’Union des pères et des mères et par les Veuves de guerre. »
Une troisième délibération houleuse de mai 1922 maintient le refus de la croix par onze voix contre sept favorables et deux abstentions. Un conseiller se déclare « partisan de la tolérance et des idées larges », tandis qu’un autre dénonce l’idée « qui tend à faire croire que tous les Annéciens sont catholiques ». Un troisième rappelle les votes de refus précédents sur cette question et « ne s’explique pas pour quelle raison elle a été reprise ». En compensation des souscriptions qui ne manqueraient pas d’être retirées, le conseil municipal apporte son concours financier au monument. Le colonel Perin insiste encore pour que ne soit pas rejeté « pour ce monument de la douleur un emblème religieux qui figure sur le caveau municipal », en rappelant qu’il est autorisé par l’article 28 de la loi de 1905.
En février 1924, une quatrième délibération vote un dernier projet, cette fois sans discussion. Le monument est surmonté d’une urne au lieu d’une croix, décoré aux armoiries de la cité, d’une croix de guerre, d’un casque et d’une baïonnette. Il peut enfin être inauguré lors de la cérémonie 11 novembre 1924. Les tenants inflexibles de la laïcité l'ont en apparence emportés, d'autant qu'un arrêt du Conseil d’Etat confirmait quelque mois plus tard cette tolérance des signes religieux sur les monuments aux morts. Quoiqu'il en soit, les quatre façades du monument, entrecoupées de piliers, révèlent en fait chacune une croix massive. Cette curieuse histoire montre qu'à l'image de la guerre, le compromis reste également un Art !
Par Sébastien Chatillon Calonne, avril 2023