Histoire & Mémoire Militaire Alpine

Recherches sur le fait militaire en Savoie (1870 - 1962)

Jean-Pierre Plantard, soldat rochois au service d’un roi puis d’un empereur

Portrait de JP Plantard
Portrait de JP Plantard

Durant la période piémontaise puis sarde d’avant 1860, nombreux ont été les Savoyards à suivre des études supérieures ou des formations techniques de qualité à Turin. La maison ducale puis royale a toujours réservé des places dans son administration ou dans son armée aux citoyens d’outre-monts appartenant à la noblesse ou à la bourgeoisie locale.

Tel est le cas du Rochois Jean-Pierre Plantard (1813-1890) qui voit le jour le 23 janvier 1813 à La Roche et baptisé le 24 janvier 1813 en l’église paroissiale de Saint-Jean-Baptiste. Il est le fils de Jean-François Plantard ancien sous commissaire puis commissaire de la (ou des) guerre(s) dans l’administration piémontaise, notable et bourgeois aisé de la ville de La Roche (sur Foron) et de de Eléonore Plantard née Guillot, sans profession. Le jeune Jean-Pierre, après avoir suivi ses études primaires et secondaires au collège royal de La Roche, muni des recommandations nécessaires, se rend dans la capitale piémontaise.

Au service du roi de Sardaigne

Alors âgé de vingt-deux ans, il est reçu le 20 juin 1835 en tant que fonctionnaire stagiaire à l’ « Azienda generale di guerra » organisme que l’on peut traduire, en français, par Administration générale de la guerre ou de l’armée. Cet organisme royal, qui a été réorganisé en 1832 et 1833, dispose de huit divisions, en particulier celle de Novara, où Jean-Pierre Plantard sera muté au début de l’année 1848. Le 11 avril 1838, il est titularisé au sein de l’administration générale royale et y occupe successivement les postes de chef de bureau puis chef de division. Durant quelque temps, il donne des cours administratifs aux jeunes stagiaires. Le 20 avril 1845, il est admis dans le corps des sous-commissaires de l’administration royale de Turin. En ces périodes de conflits, les avancements sont rapides dans le royaume de Sardaigne, autant dans l’administration que dans l’armée. Le 24 mars 1848, au lendemain de la déclaration de guerre de la Sardaigne à l’Autriche, il est nommé sous commissaire de 3e classe puis le 25 mai 1848 sous commissaire de 2e classe.

Après avoir participé activement aux guerres du « Risorgimento »[1] de 1848 et de 1849 ; il est reçu au sein du très fermé Corps de l’intendance militaire Sarde le 9 avril 1855. Puis il est nommé sous-commissaire de 1ère classe le 26 juillet 1855. Dès le printemps 1855, il embarque à Gênes avec les 21 000 soldats du corps expéditionnaire sarde pour participer à la guerre de Crimée (1853-1856). En arrivant sur le terrain des opérations, il remplace au pied levé ses supérieurs hiérarchiques victimes des épidémies de choléra et autres maladies. Durant la guerre de Crimée, les forces sardes perdent 4420 militaires dont 2278 morts du choléra, 1340 du typhus, 452 de fièvres diverses, 350 du scorbut et le reste de tuberculose pulmonaire et phtisie. Paradoxalement, on enregistre très peu de perte aux combats (une trentaine). À son retour de Crimée, au printemps 1856, Plantard est nommé directeur du personnel militaire à Turin avec, le 3 octobre 1856, le grade de commissaire de 1ère classe.

Tout au long de sa carrière émaillée de pas moins de cinq campagnes militaires, Jean-Pierre Plantard reçoit de nombreuses décorations sardes et étrangères :

  • Médaille commémorative anglaise pour la campagne de Crimée (15 juillet 1856),
  • Chevalier de l’ordre de Médjidié[2] - Empire ottoman (15 octobre 1859),
  • Chevalier de l’ordre de la Légion d’honneur - Empire français (Décret du 12 janvier 1860),
  • Chevalier de l’ordre des Saints-Maurice-et-Lazare[3] - Royaume de Sardaigne (16 janvier 1860) avec citation à l’ordre du jour de l’Armée,
  • Médailles commémoratives de l’Unité italienne et de l’Indépendance de l’Italie (Décret royal du 20 juin 1860),
  • Officier de l’ordre de la Légion d’honneur - Empire français (décret du10 novembre 1865 en qualité de sous-intendant militaire).

En ce début de printemps 1860, un vent nouveau souffle sur les pays de Savoie. Le roi Victor-Emmanuel II et son compère Camillo Benso di Cavour s’apprêtent, pour des raisons de haute politique, à céder la Savoie et Nice à l’Empereur des Français Napoléon III. À la suite du traité de Turin (24 mars 1860) dit traité « de réunion » pour les Français ou « de cession » pour les Sardes, les peuples savoyard et niçois confirment massivement lors d’un vote leur rattachement à la France.

 

Au service de l’empereur Napoléon III

Si le transfert de nationalité ne pose, en principe, pas de problème à l’ensemble des populations nouvellement acquises, il n’en n’est pas de même pour les militaires et fonctionnaires natifs de Savoie et de Nice exerçant encore leurs fonctions sous les couleurs sardes. Ils sont soumis à un régime particulier prévu par le traité de Turin dans ses articles 5 et 6. Les dits articles leur proposent de choisir personnellement leur pays d’adoption tout en gardant les avantages acquis dans l’armée royale.

Extrait des articles 5 et 6 du Traité de réunion de la Savoie et de Nice à la France

…Art.5 Le gouvernement français tiendra compte aux fonctionnaires de l’ordre civil et aux militaires, appartenant par leur naissance à la province de Savoie et à l’arrondissement de Nice (circondario di Nizza) et qui deviendront sujets français, des droits qui leur sont acquis par les services rendus au gouvernement sarde ; ils jouiront notamment du bénéfice résultant de l’inamovibilité pour la magistrature et des garanties assurées à l’armée.

…Art.6 Les sujets sardes, originaires de la Savoie et de l’arrondissement de Nice, ou domiciliés actuellement dans ces provinces, qui entendront conserver la nationalité sarde, jouiront pendant l’espace d’un an à partir de l’échange des ratifications et moyennant une déclaration préalable faite à l’autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en Italie et s’y fixer, auquel cas la qualité de citoyen sarde leur sera maintenue.

Ils seront libres de conserver leurs immeubles situés sur les territoires réunis à la France.

Selon l'étude d’Hubert Heyriès[4], au moment de la réunion de la Savoie et de Nice à la France, on compte 12 329 militaires - 8859 savoyards et 3470 niçois dont 602 officiers - au service du royaume de Sardaigne. Sur les 602 officiers, on trouve 566 officiers de l’armée de terre - 368 Savoyards et 198 Niçois - et 36 officiers de marine - 15 Savoyards et 21 Niçois. Ces chiffres sont à prendre avec prudence, par le fait qu’ils varient suivant les sources consultées. Il est à noter qu’au 29 février 1860, Savoyards et Niçois représentaient environ 10% à 11% de l’effectif total de l’armée sarde-piémontaise.

Pour les officiers, le choix à faire entre les deux Etats semble bien moins évident que pour la troupe. Le temps de réflexion pour prendre une telle décision est relativement court : du 14 juin 1860 au 1er août 1860 (date imposée par Napoléon III). Un problème de conscience et de carrière se posent à eux. Les officiers au service du roi lui sont liés par serment et par tradition familiale et historique. Leur future décision va avoir un impact sur le déroulement de leur carrière : l’armée royale est en pleine période de réorganisation et l’avancement semble plus attractif que du côté des français, malgré les belles promesses de l’Empereur. Dès le début de l’année 1860, une compétition s’est ouverte entre la France et la Sardaigne concernant la distribution de décorations. Elle a pour but d’attirer le plus grand nombre possible d’officiers dans les rangs de chacune des armées. L’état-major français table sur la réputation qui auréole, à l’époque, l’armée impériale - la plus forte du monde - pour attirer en son sein le maximum d’officiers de l’armée sarde. Notons ici qu’en 1870, face à la Prusse, elle ne sera pas à la hauteur de sa renommée !

Ainsi Jean-Pierre Plantard, bénéficie du côté français (12 janvier 1860) du titre de chevalier de l’Ordre de la légion d’honneur, et côté sarde (16 janvier 1860) de la décoration très recherchée de chevalier de l’Ordre des Saints-Maurice-et-Lazare. En ce qui concerne la remise de récompenses honorifiques au corps des officiers, la France semble avoir fait un plus gros effort que la Sardaigne. Le nombre approximatif d’officiers savoyards (armée de terre et marine) passant au service de la France est de 101 Savoyards et de 8 en ce qui concerne les Niçois. Il semblerait que 493 (dont 282 Savoyards et 211 Niçois) officiers de l’armée de terre et de la marine soient restés dans l’armée sarde. Paul Guichonnet indique, dans son ouvrage Histoire de l’Annexion, que « deux gradés sur troisrestent au service du Piémont… » Début juin1860, Jean-Pierre Plantard a fait son choix : il opte pour l’armée impériale. Commence, alors, pour lui « le parcours du combattant administratif » tant du côté français que sarde ! L’incorporation du nouvel officier « étranger » doit suivre une procédure administrative à la française. Le postulant doit fournir :

  • Un certificat constatant qu’il est délié de tout engagement vis-à-vis de son ancien employeur (l’armée sarde et le roi),
  • Un extrait d’acte de naissance,
  • Un relevé de ses services.

Vu la mauvaise volonté manifeste montrée par le Ministère de la guerre sarde et le dysfonctionnement de ses services, cette dernière pièce du dossier semble assez compliquée à obtenir. L’ensemble du dossier ne peut prendre valeur qu’à partir du 14 juin 1860, date de ratification du traité de Turin et après que le nouvel officier ait prêté serment à l’empereur. Jean-Pierre Plantard, dirigé vers Grenoble, quitte probablement Turin le 20 juin 1860. L’ex-commissaire des guerres de 1ère Classe de l’armée sarde (15.07.1859) intègre l’armée impériale française le 31.08.1860 en tant que sous-intendant militaire de 2e classe en poste à Grenoble. Il prend rang au 15 août1860 sur le tableau d’avancement impérial. Il est affecté à la 22e Division militaire dont l’état-major est stationné à Grenoble. À l’époque, cette division commandée par le général de division Bourbaki[5] puis par le Comte de Monet[6], comprend quatre subdivisons : 1ère Isère, 2e Hautes Alpes, 3e Savoie, 4e Haute-Savoie. L’intendance militaire de la 1ère subdivision de l’Isère (Grenoble) compte un intendant militaire (Pagès), un sous-intendant de 1ère classe (Rossi) et un sous-intendant de 2e classe (Plantard) dont le grade correspond à celui de lieutenant-colonel dans l’infanterie. Dans sa notation[7] annuelle de 1864, le Rochois reçoit de sa hiérarchie l’appréciation suivante : « …Mr Plantard depuis son annexion [souligné dans le texte] au corps de l’intendance fait les plus louables efforts pour se mettre au courant dans ses nouvelles fonctions… » Dans son bulletin de note de l’année 1865, le ton change quelque peu :

…Mr Plantard arrivé en juin intendant militaire de l’armée sarde, est entré dans le corps au moment de l’annexion. Il sert avec le plus grand zèle et cherche à se familiariser avec les connaissances administratives exigées dans l’armée française. Il a (réussi ?) et c’est un bon fonctionnaire…M. Plantard demandera à se retirer dès qu’il aura obtenu la récompense pour laquelle il est proposé… …

Notre Savoyard reconnu par sa hiérarchie, apte au service actif en 1864, ne l’est plus en 1865 (« constitution fatiguée »). Dès la fin de l’année 1864, afin de favoriser son départ à la retraite, l’état-major lui propose de le promouvoir au grade d’officier de la Légion d’honneur. Il sera promu dans cet ordre le 10 novembre 1865 après avoir signé sa demande de mise à la retraite de l’armée impériale (septembre 1865). Cette technique de distribution de médailles permet, avant 1860, d’attirer des officiers savoyards de l’armée sarde à rejoindre l’armée impériale et, après 1864, de les inciter à prendre rapidement leur retraite afin de ne pas bloquer les tableaux d’avancement des officiers français de souche et les indésirables. À l’automne 1865, le sous-intendant de 2è classe Jean-Pierre Plantard quitte donc l’armée impériale. Il se retire en Haute-Savoie, nouveau département français[8], et s’installe dans sa ville natale de La Roche, devenue La-Roche-sur-Foron en 1961.


[1]Période de la deuxième moitié du 19e siècle connue sous le nom de Risorgimento (Seconde Renaissance) ou unification italienne. 

[2]Médaille de l’ordre de Médjidié - Ordre honorifique de l’Empire ottoman fondé en 1852 sur les modèles occidentaux, en particulier celui de la Légion d’Honneur française, pour récompenser les services rendus par des civils ou des militaires.

[3]Médaille de l’ordre des Saints Maurice et Lazare - Le 13 novembre 1572, une bulle papale (Grégoire XIII) réunit l’ordre de Saint Maurice et celui de Saint Lazare en seul ordre militaire et religieux de Saint Maurice et Saint Lazare. Cet ordre est confié le 15 janvier 1573 au duc Emmanuel Philibert de Savoie. Les charges de Grand Maître et de Général de l’Ordre lui sont attribuées à lui et sa descendance.

[4] Hubert Heyriès, Les militaires savoyards et niçois entre deux patries (1848-1871). Approche d’histoire militaire comparée, armée française, armée piémontaise, armée italienne, UMR 5609 du CNR -ESI, Montpellier, 2001.

[5] Charles, Denis, Sauter Bourbaki, général de division, d’ascendance grecque, né le 22.04.1816 à Pau, décédé le 22.09.1897 à Bayonne, colonel du corps des Zouaves, guerre de Crimée, conquête de l’Algérie, 1860, commandant de division à Grenoble puis à Metz, aide de camp de l’Empereur, commandant de la garde impériale, connu pour avoir échappé à la capitulation de Metz et la retraite de son armée en Suisse en 1871.

[6] Adolphe Monet (Comte de) général de division, né le 06.07.1804 à Dunkerque, décédé le 24.11.1874 à Toulouse, conquête de l’Algérie, guerre de Crimée, 1861/1869 commande la 22e Division d’infanterie à Grenoble.

[7] SHD – Cote – GR 4Yf  35367

[8] Département créé le 14 juin 1860.

Par Yves Domange, décembre 2020

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