Comme il est dit dans le film de Marcel Ichac « Les étoiles du Midi » (1959), voici une histoire à laquelle personne ne croirait… Histoire de la rencontre fortuite entre trois soldats français et un mystérieux soldat allemand solitaire, au cours d’une des innombrables patrouilles qui eurent lieu sur les cimes de Haute Maurienne durant l’hiver 1944/45… En l’occurrence au Mont-Cenis, le 12 Mars 1945…
L ’air est agréablement frais, ce matin-là, sur la haute Maurienne, caressée par les premières lueurs du jour. Parti à l’aube de l’hospice du Mont Cenis, le caporal-chef infirmier Anton Hörnle escalade la crête de la Haie d’un pas déterminé. Il faut dire qu’il a une grande habitude des montagnes, qui sont toute sa joie sur terre, depuis celles qui bordent le lac de Constance, d’où il est originaire, jusqu’à celles du Mont-Cenis, son secteur depuis six mois, en passant par celles de la Grèce ou de la Crète, du Caucase ou des Apennins, où l’ont conduit les hasards de ses affectations. Heureusement que son chef de service tolère sa passion alpine et l’autorise à la satisfaire à chaque fois qu’une accalmie sur le front le permet. Aujourd’hui, pour Hörnle, alors que la guerre déchire l’Europe et que la Wehrmacht est sur le point d’être vaincue, courir la montagne est un baume pour son cœur blessé par six années passées sur le front. Tout en marchant, il pense. Il sent l’imminence de la fin de la guerre, il songe au sens que l’on peut encore y donner, cela a-t-il d’ailleurs déjà eu un sens ? Il pense aussi à ce défaitisme que la Wehrmacht aux abois punit si sévèrement… « Tout ça, on n’a pas le droit de le dire, ni même le droit d’y penser, ce serait pire qu’un blasphème puisque le führer a promis la victoire et que, ce qu’il promet, personne ne peut le contester sans risque de le payer très cher. Un peu d'insouciance dans un monde de brutes. Les pas s’ajoutent aux pas. La pente se redresse. Hörnle attaque la partie basse d’un petit glacier, déjà presque à vif. De son bâton, il aide sa rude montée, tout en poursuivant sa rêverie solitaire et désabusée : Il songe désormais à l’après-guerre, à l’utilité d’en revenir vivant. « A vingt-six ans, à quoi bon rentrer ? » pense-t-il. Plus aucun des siens ne l’attend au foyer familial, détruit par les bombardements alliés. Cette mort qui n’a pas voulu de lui depuis ces six années, pas même dans ces terribles combats de Léningrad ou de Monte Cassino, peut être viendra-t-elle le chercher sur ce Mont-Cenis si paisible ? Simplement espère-t-il que ce sera face à la montagne et que son dernier regard, avant de s’éteindre, se posera une dernière fois sur une cime. Encore quelques rochers enneigés et le voici au sommet de la Pointe de la Haie (3452 m.). « Qu’on respire bien, mon Dieu, sur ces crêtes si tranquilles, où la guerre, pourtant si proche, n’a rien changé ! », lâche-t-il avant de prendre une photo des sommets alentours. Oui, malgré la proximité de la ligne de front, le massif cenisien demeure la porte de la liberté, au royaume de la solitude, du silence et de la lumière. Hörnle regarde sa montre, il n’est pas encore midi. En avance sur son timing, il décide de gravir la Pointe de Ronce (3 612 m.), le plus haut sommet du secteur, qui se profile face à lui. Aucun soldat allemand n’y est allé cet hiver. Quant aux français d’en face, bien qu’on les dise bons montagnards et aventuriers, jamais on ne les a vu s’aventurer dans les parages. Il faut maintenant rejoindre le Col du Chapeau (3 283 m.) pour attaquer la montée de Ronce. Il ne lui faut guère de temps pour atteindre le Chapeau. Il ne s’y arrête pas et entame la montée directe vers son objectif.
Perdu dans ses songes, Hörnle en est alors soudainement tiré par quelque chose qu’il n’avait pas prévu : à vingt-cinq mètres de lui, trois hommes en blanc viennent de surgir d’un rocher qui les dissimulait et, armes pointées, lui font une sommation dans un allemand parfait. Ces Français qu'il a pris pour des compatriotes le tiennent maintenant en joue. Une idée vient alors à son esprit : ce sont certainement des patrouilleurs du 100e Régiment de chasseurs de montagne (l’unité allemande ayant en charge de tenir le secteur Mont-Cenis), postés ici et qui doivent le prendre pour un déserteur. Il s’avance donc pour les calmer mais, en même temps, il aperçoit des traces de pas venant du versant français. La réalité s’impose à lui. Car oui, ces hommes qui lui font face sont français. Ils appartiennent à la 7e Demi-Brigade de chasseurs alpins (regroupant les 6e, 11e et 15e BCA), chargée de libérer les derniers sommets de la haute vallée de la Maurienne. Il y a là le Lt-Colonel Alain Le Ray, commandant la Demi-Brigade ; le Capitaine Etienne « Stéphane » Poitau, commandant la 1ère compagnie du 15e BCA, installée sur la zone Bessans – Bonneval-sur-Arc ; le dernier homme est le Lieutenant Jacques Boëll, officier de renseignements de la 7e DBCA. Partis de Bessans le matin même, les trois officiers s’étaient fixés pour objectif de gravir, eux aussi, la Pointe de Ronce. En revanche, leur mission consiste à observer l’envers des défenses allemandes du Mont Cenis afin d’y planifier une prochaine offensive de printemps. Ils faisaient une pause sous le sommet lorsqu’ils aperçurent la candide silhouette d’Hörnle et décidèrent de le capturer. Rapidement, le prisonnier est fouillé et un bref interrogatoire commence. Par son aspect et sa tenue, les français sont convaincus d’avoir affaire à un officier. Grande est leur surprise lorsqu’ils apprennent que le gebirgsjäger (chasseur alpin allemand) face à eux n’est que simple Caporal-chef infirmier et qu’il n’est ici qu’en simple alpiniste inoffensif. Le Ray décide de joindre l’allemand à son équipe jusqu’à la Pointe de Ronce, sans doute espère-t-il que le prisonnier fournira quelques informations. Mais celui-ci, consterné, stupéfait, ne cesse de se lamenter sur sa nouvelle situation et le Colonel de le consoler sur le fait que la guerre touche bientôt à sa fin et que tout ça n’a plus d’importance. Peu avant le sommet, Hörnle ne peut retenir le flot de son amertume et lance à ses geôliers des mots propres à toucher leurs cœurs de montagnards : « Me voici prisonnier de guerre et c’est mon amour de la montagne qui m’y aura condamné. Je suis sorti indemne des combats de Crète, de Léningrad ou de Cassino et voilà ce qu’a fait de moi, aujourd’hui, la passion de courir la montagne : Un prisonnier déshonoré aux yeux de ses camarades ! » Depuis sa capture, l’Allemand avait cessé d’être l’ennemi des trois Français. Après ces mots, il devint, inconsciemment, leur compagnon de montagne et de passion. La montée reprend et s’achève sans histoires, le captif semblant lentement se résigner à son sort. Au sommet, l’équipe consacre deux heures à une minutieuse observation des positions adverses, qui, presque chaque jour, prélèvent un lourd tribut sur les troupes françaises installées dans la vallée. 16 heures arrivent. Il est temps de redescendre à Bessans.
En chemin, l’équipe fera une halte au Col du Chapeau pour y récupérer ses paquetages et poser pour une photo souvenir avec leur nouveau compagnon. Arrivés sur les lieux, les officiers posent leurs armes et ajustent leurs crampons. Poitau intime à Hörnle l’ordre d’en faire de même. Et c’est alors qu’ils deviennent les témoins d’un acte incroyable… L’allemand sait que, d’ici quelques minutes, il sera sur le versant français et aura perdu sa liberté. Aussi, a-t-il remarqué que ses embarrassants compagnons ont posé leurs armes. Il comprend immédiatement qu’il s’agit de son unique chance ! Mais pour s’évader il faut prendre un risque inconsidéré : un saut par-dessus la corniche et une chute libre de presque 400 mètres ! Pour s’échapper, il saute dans le vide et s’écrase dans la poudreuse 400 m. plus bas Il réfléchit brièvement et prends sa décision, la plus grande, sans doute, de toute sa vie. Simulant le geste d’ajuster ses crampons, il s’élance vers le bord de la falaise et plonge directement dans l’abime. Il glisse alors, à toute allure, sur une pente verglacée de cinquante mètres, inclinée à quarante-cinq degrés, ne conservant son équilibre que grâce à son bâton. Le bord de la falaise rocheuse, haute de trois cent cinquante mètres, approche à une allure vertigineuse. « Maintenant, tout va aller très vite. », songe-t-il en franchissant, en vol plané, les premiers rochers. Sa glissade devenant alors une chute dans un couloir abrupt et gelé. Sitôt envolé le prisonnier, les français se ruent au bord de la corniche, sidérés d’une telle action. Pour eux, aucun doute qu’Hörnle se soit tué… Encore plus grand est leur étonnement lorsqu’ils l’aperçoivent en contrebas, bien vivant et s’extirpant de la poudreuse. De leur pinacle, les trois chasseurs alpins auraient vite fait de l’abattre mais ce geste sans noblesse ne leur ressemble pas. A leurs yeux, l’Allemand a vraiment mérité sa liberté.
Dans sa vertigineuse évasion, Hörnle s’en tira avec des côtes et un bras cassés. Dans la soirée même, il parvint à rejoindre l’avant-poste du Fort de Ronce, distant de trois kilomètres. Dûment félicité pour son exploit, le jeune infirmier fut décoré de la croix de fer de 1ère classe. Dix-sept ans plus tard, le 17 février 1962, les acteurs de cette étonnante journée se retrouvèrent très émus au détour d’une émission télévisée sur la réconciliation franco-allemande, ils restèrent amis et redevinrent, à maintes reprises, camarades de cordée… Bien des années encore plus tard, entre 1985 et 1990, ils vinrent, ainsi que de nombreux vétérans français et allemands des combats du Mont Cenis (qui firent rage de l’automne 1944 à avril 1945) se souvenir de cette époque noire de notre histoire. Ils laissèrent aussi leurs traces sur ces sommets en contribuant à la création du « Sentier de la Paix » (ou Sentier à l’étoile bleue), ponctué de plaques commémoratives, qui court aujourd’hui le long du massif cenisien...
Source : Jacques Boël, « Éclaireurs-skieurs au combat (1940-1944-1945) ».
Par Jimmy Lesage (article initialement paru dans la revue Terra Modana, mars 2018)