Histoire & Mémoire Militaire Alpine

Recherches sur le fait militaire en Savoie (1870 - 1962)

Wilfred Bury, le poilu canadien du village Monnetier-Mornex

Portrait de Wilfred Bury, encore étudiant au Koble college (vers 1901-1904)
Portrait de Wilfred Bury, encore étudiant au Koble college (vers 1901-1904)

Le monument aux morts de Mornex (commune actuelle de Monnetier-Mornex, en Haute-Savoie), comporte vingt patronymes de poilus, enfants du pays morts durant la Première Guerre mondiale. Au bas de cette liste, est gravé le nom d’un certain Wilfred Bury, poilu dont on ne retrouve aucune trace dans les archives militaires françaises. Mais ou a-t-il servi ? Où est-il décédé et dans quelles circonstances ? Menons l’enquête.

L'origine de la famille Bury

Bury figure bien dans le registre de l’état-civil de la commune de Monnetier-Mornex. L’acte de naissance de l’intéressé, en date 21 août 1881, enregistré sous le n° 18, indique que Monsieur Edward, Alexandre Bury « …domicilié de fait dans la commune et de droit à Portsmouth (Angleterre)…déclare devant nous François, Jules Favre maire de la commune et officier d’état civil, la naissance à Mornex d’un enfant de sexe masculin, né ce jour à huit heures du matin, prénommé Alfred, Entursle… ». Si l’on s’en tient au seul état civil français de son lieu de naissance, le jeune Bury possède le prénom francisé d’Alfred, lequel correspond à Wilfred en anglais. Par la suite, dans toutes les archives anglo-saxonnes compulsées, nous trouvons l’intéressé connu sous le nom de Wilfred, Entwistle ou Entwisle Bury.

Bury père est né 1850 en Grande-Bretagne, il s’est marié le 23 septembre 1874 au consulat britannique de Genève avec Augusta, Maria David également de nationalité britannique. À Genève, il occupe la fonction de pasteur de l’église anglicane (Church of England) et demeure avec sa famille dans le village frontalier français de Mornex (Monnetier-Mornex). Wilfred Bury est le cinquième d’une famille de sept enfants (5 filles et 2 garçons). Après 1884, il semblerait que le jeune Wilfred parte de la région genevoise, pour gagner la Grande-Bretagne, pays de sa famille. En 1901, Wilfred Bury est étudiant pour trois années, au Keble College de l’université d’Oxford et il appartient au Corps des Volontaires Militaires de ce collège.

Quelques années plus tard, il émigre au Canada. Il est à noter qu’avant la Première Guerre mondiale, « le Royaume-Uni demeure le pays d’émigration le plus représenté [au Canada avec] 1 250 000 immigrants entre 1901 et 1911 ». En 1911, il exploite une propriété agricole à Vermillion, dans le Comté de Vermillion-River, province canadienne de l’Alberta. Déjà, à cette époque, le frère de Wilfred est installé dans cette région de l’Alberta et leur sœur Elizabeth les a rejoints au Canada. Curieusement, sur les pièces des archives canadiennes, l’état civil de Wilfred indique une date et un lieu de naissance différents de celui de Monnetier-Mornex en France. On peut y lire : « Wilfred, Entwistle Bury, né le 21 août 1884 à Genève (Suisse) nationalité d’origine britannique ». Il se pourrait que le préposé aux écritures canadiennes ou britanniques ait commis une erreur de trois années dans la transcription de la date de naissance de l’intéressé. En ce qui concerne le lieu de naissance - Genève au lieu de Monnetier-Mornex - on peut soupçonner que le père de Wilfred a trouvé qu’il était plus flatteur pour son fils d’être né en Suisse, dans une ville internationale et protestante que dans un petit village campagnard savoyard catholique.

Dans le Corps expéditionnaire canadien  

Le 2 janvier 1915, âgé de 34 ans ou de 31 ans, selon l’état civil choisi, Bury s’engage dans l’armée canadienne pour la durée de la guerre. Au début de la Première Guerre mondiale, la conscription n’est pas obligatoire au Canada. Le corps expéditionnaire fait appel aux volontaires, composé à 70% d’émigrants venant en majorité de Grande-Bretagne. En 1915, le Canada envisage de recruter 150 000 hommes pour ses théâtres d’opérations extérieurs mais le volontariat baisse rapidement et il est nécessaire de promulguer, durant l’été 1917, une loi imposant le service militaire. Il épouse le 22 janvier 1915 à Edmonton, (Alberta, Canada), Sarah, Kay, Lord née en 1888 à Halifax (Yorkshire, Grande-Bretagne). Durant le printemps 1915, le simple soldat (Private) Bury, matricule 108126, suit sur le territoire canadien une formation militaire dans l’infanterie A l’issue son instruction il est affecté au 1st Canadian Mounted Rifles Battalion (1st Battalion C.M. R’s).

Le 12 juin 1915, il embarque à Montréal avec les troupes du Corps Expéditionnaire Canadien à bord du paquebot britannique Megantic. Le 21 juin 1915, les troupes sont débarquées en Grande-Bretagne pour suivre un complément de formation militaire. Le 22 septembre 1915, elles arrivent en France et gagnent le camp britannique d’Etaples dans le Pas-de-Calais. Durant la fin de l’année 1915 et le début 1916, il parfait son instruction militaire lors de manœuvres en France. L’hiver 1916 et les deux premiers mois du printemps sont particulièrement froid puisque l’on enregistre dans l’est du pays des températures allant de -27° C à -17° C. Dans une lettre à sœur Elizabeth du 11 mars 1916, il écrit : « … Je suis en France, le temps est très mauvais… Je suis cantonné dans une grange sans feu pour se faire sécher… Je plains les pauvres soldats qui sont à Verdun… »

Les Canadiens dans les Flandres puis sur la Somme

Entre le 2 et le 14 juin 1916, trois divisions de la 2e armée britannique dont la 3e division canadienne résistent à l’assaut de trois divisions de la IVè armée allemande dans le saillant d’Ypres (Belgique). Ces combats porteront le nom de bataille du Mont Sorrel ou de la côte 62. Dès le 2 juin au matin, la division canadienne qui tient les hauteurs du Mont Sorrel (Belgique) est la cible d’un violent bombardement ennemi. Après un puissant assaut, l’infanterie allemande s’empare du Mont Sorrel et des deux collines avoisinantes (Côte 61 et 62). Le 3 juin 1916, une contre-attaque lancée par les canadiens échoue. l faut attendre le 13 juin pour que la presque totalité du terrain perdu soit repris par les alliés. L’objectif allemand était de s’emparer des postes d’observation tenus par les canadiens à l’est d’Ypres et de fixer le maximum de troupes anglaises dans la région afin d’éviter leurs transferts sur le front français de la Somme. C’est durant cette attaque du 3 juin 1916 que Bury est blessé par balle à la main droite. Son unité se trouve au centre de l’action près de la cote 62.  Le 10 juin 1916, à la suite de sa blessure, il est transféré dans divers hôpitaux militaires (Hôpital de campagne n°3 de Boulogne-sur-Mer puis au Canadia Osp n° 1 de Boulogne-sur Mer) pour y être soigné et suivre une rééducation. Les médecins militaires diagnostiquent des problèmes au radius droit et aux tendons du même bras. À la mi-juillet, il rejoint Le Havre (Étretat) afin d’y poursuivre sa convalescence. Le 24 août 1916, il rejoint son unité. En septembre, il bénéficie d’un mois de permission à Southampton (Grande-Bretagne).
À la suite des pertes importantes que subit une partie de l’armée britannique qui se bat depuis le 1er juillet 1916 dans la Somme, le Corps expéditionnaire canadien, stationné en Belgique, est envoyé en renfort dans le sud de la vallée de la Somme. Dès le mois de septembre 1916, les 1ère, 2e et 3e divisions canadiennes d’infanterie - le soldat Bury appartient à cette dernière - sont déployées dans les secteurs de Flers-Courcelette (15 au 22 septembre 1916), Thiepval (25 au 28 septembre 1916) et de la Crête d’Ancre (1er octobre au 11 novembre 1916) où se déroulent de violents combats.

Le 20 octobre 1916 semble être le jour où le soldat Bury est blessé au poignet gauche par un éclat d’obus, lors des combats sur des hauteurs de l’Ancre (crête d’Ancre). Quelques jours plus tard, il est transféré à l’hôpital militaire de Southwark (East Dulwich – Londres) Le 13 novembre 1916, Bury est toujours à l’hôpital. Il écrit à sa sœur Elizabeth : « … Je suis toujours à l’hôpital… ça va presque, mais mes doigts posent toujours des problèmes… » Durant le printemps 1917, il suit une rééducation à Folkestone, Epson puis à Hasting. Le 31 mai 1917, il rejoint le service actif et le 1er juin 1917 son unité en France. Le 23 septembre 1917, on le trouve une nouvelle fois sur le front des Flandres belges.

Le dernier combat à Passchendaele (Belgique)

Entre le 31 juillet 1917 et le 10 novembre 1917 se déroule en Belgique la Bataille de Passchendaele (ou troisième Bataille d’Ypres). Suite à leur brillante victoire de la crête de Vimy (près de Lens, Pas-de-Calais, Avril 1917) 100 000 canadiens sont redéployés, début octobre 1917, dans le sud de la Belgique à l’est du saillant d’Ypres afin de relever des troupes australiennes et néo-zélandaises exsangues. Ils reçoivent la mission de prendre la crête et le village de Passchendaele, déjà entièrement rasé. Les canadiennes affrontent une nouvelle fois les armées allemandes dans les environs d’Ypres. Cette grande bataille se déroule dans des conditions météorologiques terribles (pluie et boue). Elle comprend une série d’offensives, toutes plus sanglantes les unes que les autres : le 31 juillet 1917, le 16 août 1917, le 20 septembre 1917 et le 6 novembre 1917. L’offensive du début novembre 1917 conduit les canadiens sur les hauteurs dominant Ypres et aux abords des ruines du village de Passchendaele au prix de lourdes pertes : « … Passchendaele sera pour toujours au premier rang des batailles les plus gigantesques, les plus sanglantes et les plus inutiles de l’histoire… » de l'aveu même de David Lloyd George, Premier ministre britannique.

Le 28 octobre 1917, le soldat Bury blessé est décoré pour sa brillante conduite durant les assauts menés sur les hauteurs dominant Ypres. Déjà à cette date, il semblerait qu’il soit déjà gravement blessé au genou, à la tête, à l’abdomen et soigné sur le terrain dans les postes de secours du régiment. Le 14 novembre 1917, il est amputé du bras droit à l’hôpital de campagne de la division. Le 15 novembre 1917, il décède dans cet hôpital, semble-t-il, des suites de son intervention chirurgicale. Durant cette bataille les britanniques perdent environ 275 000 hommes dont 16 000 canadiens (4 000 tués et 12 000 blessés). La dépouille du soldat Bury est déposée avec des milliers d’autres au Lijssenthock Military Cemetery près de la ville de Poperingue (Belgique) non loin de la frontière française. Ce cimetière militaire regroupe 9 901 sépultures de soldats du Commonwealth dont 7 366 britanniques, 1 058 canadiens ainsi que d’autres pays alliés et des tombes allemandes. Le village de Lijssenthoeck, en retrait de la ligne de front, a été un centre de triage et d’évacuation des blessés et des malades.

L’inscription sur le monument aux morts de Mornex

Au sortir de la Grande guerre, devant la vague de construction de monuments aux morts dans les communes de France (35 000 entre 1920 et 1925), le gouvernement promulgue la loi du 25 octobre 1919 destinée à la « commémoration et à la glorification des morts pour la France au cours de la grande guerre ». Elle n’impose pas d’obligation légale pour l’érection d’un tel monument, par contre, elle incite sa construction par le versement de subventions étatiques, subventions qui seront d’ailleurs supprimées en 1925. Juridiquement, ces édifices sont des biens communaux laissés sous la responsabilité des municipalités.

À la suite de l’hécatombe survenue lors de cette guerre, les survivants de la commune de Monnetier-Mornex ont voulu honorer leurs morts par la construction, dans la commune de Monnetier-Mornex, de deux monuments aux morts : l’un à Monnetier (haut du village) et l’autre à Mornex (bas du village). Celui de Mornex sur lequel, plus tard, sera inscrit le nom de Wilfred Bury a été inauguré le dimanche 14 août 1921 par Monsieur Alfred Jacquet président du comité du monument en présence de Monsieur le maire Jacques Dejean, de Monsieur le sénateur Goy et de l’amiral Charlier résidant sur la commune.

À la fin des années vingt, une certaine madame Bardin qui serait une des sœurs de Wilfred et demeurait à Genève (Suisse) a sollicité Alfred Jacquet, président de l’Amicale des anciens combattants de Monnetier-Mornex, afin qu’il intervienne auprès des membres de l’Amicale pour que le patronyme de son frère Wilfred Bury soit gravé avec les autres soldats morts pour la France, sur le monument aux morts de Mornex. Cette personne fait don de 400 F. à l’association et 300 frs afin qu’ils soient affectés à l’entretien du dit monument et au paiement des frais de gravure du nom de son frère.

Lors d’une assemblée de l’Amicale des Anciens Combattants qui se tient à la mairie de Monnetier-Mornex, le 16 octobre 1932, le président Jacquet intervient pour remercier la donatrice. Voici un extrait du compte rendu de la presse combattante :

« ... Il [le président] remercie également Mme Bardin de Genève, pour la générosité dont elle a fait preuve à l’égard de l’Amicale qu’elle avait priée en la personne du président de vouloir bien inscrire le nom de son frère Bury Wilfrid (sic), sammie (sic) de l’armée anglaise, né à Mornex et tué à Poperinghe (Belgique) (sic), nom qui figure aujourd’hui sur le monument aux morts de Mornex… »

Madame Bardin, sœur de Wilfred, n’a pu être identifiée. Il est probable qu’elle a épousé un ressortissant helvétique vivant à Genève ou un français domicilié dans la région genevoise. Le couple Bardin semble avoir eu des contacts fréquents et privilégiés avec certains habitants de Mornex. Leur proximité avec le maire, la municipalité et les anciens combattants de Monnetier-Mornex a permis d’obtenir une faveur afin que le nom d’un soldat, non français, Wilfred Bury, soit inscrit sur le monument communal des morts pour la France. Actuellement, un tel cas ne pourrait se produire, la loi du 28 février 2012 impose que le postulant à cet honneur suprême doit réunir les deux conditions suivantes :
1 : la mention « Mort pour la France » doit être portée obligatoirement sur son acte de décès.
2 : il doit être natif de la commune en question ou y avoir détenu son dernier domicile connu.

Dès lors, à chaque cérémonie du 11-novembre, lorsque l’appel des « Morts pour la France » retentit, le nom de l'étrange soldat canadien mort dans les Flandres belges est cité aux côtés de ses camarades français, ses égaux devant la mort.

 

Par Yves Domange, novembre 2021

Adhérer  Nous contacter

Suivez-nous sur Facebook

Abonnez-vous à notre newsletter