Une croix-épée russe dans le cimetière d'Esserts-Salève-Monnetier-Mornex
Dans le canton de Reignier, à l’écart de certains monuments aux morts, il est possible d’apercevoir une croix en fonte d’un mètre de haut et de 48 centimètres de large fixée sur un socle de granite.
Dans les années vingt, à la suite de l’hécatombe de la Grande Guerre, il était devenu nécessaire, dans les cimetières militaires, de normaliser la symbolique guerrière et religieuse implantée au-dessus des nombreuses tombes de soldats morts durant le conflit. On donna alors à cette représentation le nom de « croix-épée ». Fabriquée en fonte, en forme d’épée, de couleur bleu horizon à l’origine, étaient gravées une représentation de la médaille de la croix de guerre et d’une palme. En son centre, sur un cartouche figurait le nom, le prénom, le régiment, la date du décès du « Poilu » enterré avec la mention de Mort pour la France. Avec l’usure des ans, ces Croix-épées ont fait leur temps. Lors des diverses restructurations des carrés militaires, il a fallu changer la symbolique au-dessus des tombes. C’est le Souvenir Français [1] qui s’est chargé de normaliser et de l’entretien des tombes et des monuments élevés à la mémoire des soldats morts pour la patrie. À la fin du XXe siècle, le carré militaire franco-russe du cimetière de la ville de La Seyne-sur-Mer (département du Var), comptait encore soixante-douze sépultures de soldats russes ou d’origine russe tombés lors de la Première Guerre mondiale. Ces hommes appartenaient à des régiments constitués russes ; ils sont tombés sur la terre de France et dans les Balkans en 1916-1917 pour la cause alliée, ou décédèrent des suites de leurs blessures à l’hôpital de La Seyne-sur-Mer. Mais en 1999, la réfection du carré militaire franco-russe de cette ville a remplacé et dispersé les croix d'originelles. Un bon nombre de croix-épées avait disparu ou étaient en voie de disparition. C'est alors que Jean-Paul Grillet, président du comité cantonal de Reignier du Souvenir Français, a eu l’idée de récupérer onze de ces croix encore en bon état, et de les proposer aux bons soins des municipalités du canton de Reignier. En janvier 2012, il a remis, aux mairies concernées, les croix-épées et les plaques nominatives retirées de leur support sur lesquelles sont gravés les noms des soldats russes « adoptés » par nos communes.
État-civil des onze soldats Russes et communes d’attribution des plaques nominatives et croix épées [2].
N° | État-civil en caractères latins | Date et Lieu de naissance | Communes d’attribution des plaques nominatives et la croix épée |
01 | AGACHKOFF Vassili Sémionovitch АГАШКОВ Василий Семёнович | Né le 28.02.1882 à Tambofki | Arbusigny |
02 | DVOÏNICHNIKOFF Ivan Sémionovitch ДВОЙНИШНИКОВ Иван Семёнович | Né le 21.05.1890 à Iendenky | Arthaz Pont Notre Dame |
03 | GONTARENKO Joseph Philippovitch ГОНТАРЕНКО Иосиф Филиппович | Né le 18.11.1899 à Vessoly | Esery Reignier |
04 | GRICHINN Alexis Ivanovitch ГРИШИН Алексей Иванович | Né en 1886 à Rabinky | Esserts Salève Monnetier Mornex |
05 | KALININE Michel Grégoriévitch КАЛИНИН Михаил Григориевич | Né en 1888 à Parchimovo | Fillinges |
06 | KALOUGUIN Ilia Vassiliévitch КАЛУГИН Илья Василиевич | Né le 03.08.1896 à Skobolevskoië | Monnetier Monnetier-Mornex Esserts Salève |
07 | NIKONIENKO Daniel Ivanovitch НИКОНЕНКО Даниель Иванович | Né en 188? à Lyoubanska | La Muraz |
08 | NOVOSELOFF Alexis Ivanovitch НОВОСЁЛОВ Алексей Иванович | Né le 17.10.1899 à Tchouvochevo | Nangy |
09 | SAVKOVSKY Nikita Stèphanovitch САВКОСКИЙ Никита Степанович | Né le 28.05.1897 à Rojgy | Pers-Jussy |
10 | SAVTCHENKO Alexis Philippovitch САВЧЕНКО Алексей Филиппович | Né le 30.03.1874 à Eremeievka | Reignier |
11 | TCHEGADAÏEFF Pierre Piotr Triphonovitch ЧЕГАДАИЕВ Пётр Трифонович | Né en 1894 à Ivantzeb | Scientrier |
L’origine de la présence de militaires russes en France
À la fin du XIXe siècle, la France, pour rompre l’isolement diplomatique dans lequel l’Empire allemand la maintient depuis 1870, se rapproche de la Russie impériale. L’été 1891 est marqué par des contacts cordiaux entre les deux pays. Des accords militaires officieux sont signés le 27 août 1891 entre la France et la Russie qui se concrétisent officiellement le 27 décembre 1893 par un traité d’alliance. Dès le déclenchement de la Première Guerre mondiale et conformément aux traités de 1891-1893, le Tsar se dit favorable à l’envoi en France d’un Corps expéditionnaire de quatre corps d’armée.
L’offensive russe du 17 août 1914 en Prusse Orientale ne permet pas un tel effort sur le front occidental [3]. Par manque d’armements modernes et de munitions, les troupes de Nicolas II reculent et subissent des pertes importantes. À la suite de la conférence interalliée de Chantilly (décembre 1915), les alliés franco-britanniques décident de fournir à l’armée russe le matériel militaire qui lui fait défaut. La projection des troupes russes sur le front occidental est revue à la baisse. Le Tsar propose l’envoi d’un Corps expéditionnaire composé de sept brigades d’infanterie. En réalité, les Occidentaux ne recevront que quatre brigades spéciales d’infanterie. Après un long voyage maritime longeant l’Asie et l’Afrique, elles sont débarquées en France afin d’être armées et instruites aux méthodes de combat du front occidental. Les soldats ne conservent que leur uniforme russe : leur équipement, armement et coiffure (casque Adrian avec une plaque aux armes russes) sont de type français pour simplifier l’approvisionnement. Les 1ère et 3e brigades partent en Champagne tandis que les 2e et 4e brigades rejoignent le front d’Orient [4] appelé encore « Front de Macédoine » ou « Expédition de Salonique ».
Composition théorique d’une Brigade d’Infanterie russe (1915/1917) - Brigade Spéciale - Chiffres indiqués par MM. Gérard Gorokhoff et Andreï Korliakov dans leur ouvrage intitulé « Le Corps Expéditionnaire Russe en France et à Salonique 1916-1918 » Edition YMCA - Press - Paris 2003. |
Une Brigade comprend deux Régiments Un Régiment comprend trois Bataillons + un État-major Un Bataillon comprend quatre compagnies, une Compagnie de mitrailleuse, un détachement de liaison et un détachement Hors rang. Nota : Un Bataillon de marche comprend 6 Compagnies et l’État-Major de la Brigade |
Effectifs variables dans les : - Brigades 8 800 hommes à 9 500 hommes dont 180 à 220 officiers. - Régiment + ou – 3 500 hommes. - Bataillon de marche de 1 500 à 1 650 soldats dont 25 à 30 officiers. - Éléments du dépôt 1 684 hommes. |
Estimations : On estime qu’environ 45 000 soldats Russes, dont 750 officiers, ont combattus en France et en Macédoine. Durant la première guerre mondiale la Russie a perdu 6.000.000 d’hommes soit 46,4% de l’ensemble des pertes Alliées. |
Initialement, la 3e brigade était prévue pour le front de Salonique. Après quelques incidents et le meurtre du lieutenant-colonel Krause [5], commandant un détachement de cette brigade, l’état-major juge plus prudent que cette unité reste en France et soit envoyée sur le front de Champagne à la place de la 4e brigade. En Macédoine, dans des conditions climatiques très difficiles, les 2e et 4e brigades spéciales russes participent à la prise de l’ancienne ville Serbe de Monastir [6] le 19 novembre 1916 au côté des troupes françaises.
À quelles unités appartenaient ces onze militaires russes « adoptés » par le canton de Reignier ? L’origine de leur décès ?
Si l’on se reporte au tableau ci-dessous annexé, on constate que sur ces onze soldats russes « Mort pour la France », huit appartenaient à la 2è Brigade Spéciale, deux à la 4è Brigade Spéciale et un au 1er Bataillon de Marche. Ils ont tous transité par les ports français de Brest, La Palice ou Marseille avant de rejoindre le front « oublié » de Macédoine. Sous le commandement du général français Maurice Sarrail, devant l’urgence de la situation, les unités de la 2è brigade, arrivées les premières à Salonique (ou Thessalonique), sont engagées dès le mois de septembre 1916, dans les pires conditions (peu d’entraînement, peu de matériel, météo et terrain défavorables). Malgré tous ces handicaps, les bataillons Russes se battent vaillamment, dans des conditions climatiques difficiles, contre les armées bulgares, turques, allemandes et austro-hongroises. A la veille de la première guerre mondiale, la Russie impériale, pays le plus peuplé d’Europe occidentale, comptait environ 159 millions d’habitants (recensement de 1913). Son organisation territoriale était composée de 81 Goubernias et de 20 Oblasts.
Nota :
Le terme Goubernias correspond à une subdivision territoriale dirigée par un gouverneur et peut se traduire par Gouvernement.
Le terme Oblast désigne une entité administrative dirigée par un commandant et peut se traduire par Région.
La localisation des lieux de naissance de ces soldats permet de constater que, dans leur immense majorité, ils sont natifs de régions situées dans la partie dite « occidentale » de la Russie, c’est-à-dire de l’Oural aux frontières de l’Europe centrale.
N° | Nom et Prénom du soldat russe Unité militaire d’appartenance | Date entrée hôpital Date décès Age lors du décès | Causes du décès |
01 | Agachkoff Vassili 2e Brigade, 4eRgt, 8e Compagnie | 13.09.1917 30.09.1917 35 ans | Cancer de l’estomac – Néoplasme de l’estomac |
02 | Dvoïnichnikoff Ivan 4e Brigade, 7e Rgt, 7e Compagnie | 11.11.1917 19.11.1917 27 ans | Tuberculose |
03 | Gontarenko Joseph 2e Brigade, 4eRgt, Compagnie de Mitrailleuses | 18.03.1917 20.03.1917 28 ans | Pleurésie exsudative |
04 | Grichinn Alexéie 4e Brigade, 7e Rgt, 3e Compagnie | 26.12.1916 29.12.1916 30 ans | Embolie Pulmonaire |
05 | Kalinine Michel 2e Brigade, 4e Rgt, 3e Compagnie | 26.12.1916 12.01.1917 29 ans | Pneumonie par laryngite |
06 | Kalouguin Ilia Attaché à la 2eBrigade, Infirmier Croix-Rouge russe | 24.02.1917 24.06.1917 21 ans | Tuberculose |
07 | Nikonienko Daniel 2e Brigade, 4e Régt, Compagnie inconnue | 02.11.1916 17.02.1917 32 ans | Blessure ouverte de l’articulation sacro- iliaque gauche et de la tête du fémur gauche |
08 | Novoseloff Alexis 2e Brigade, 3e Rgt, 2e Compagnie | 26.12.1916 23.02.1917 18 ans | Pleurésie – Pneumonie |
09 | Savkovsky Nikita 2e Brigade, 4e Rgt, 8e Compagnie | 20.02.1917 28.02.1917 20 ans | Péritonite - Paludisme |
10 | Savtchenko Alexis Infirmier attaché au 1er Bataillon de marche | 24.02.1917 25.02.1917 43 ans | Tuberculose - Paludisme |
11 | Tchegadaïeff Piötr 2e Brigade, 3e Rgt, 2e Compagnie | 10.06.1917 01.08.1917 23 ans | Entérite et Cachexie produites par le paludisme |
Ces renseignements sont extraits des Archives Médicales Hospitalières des Armées. |
Pourquoi ces militaires russes ont-ils été inhumés à La Seyne-sur- Mer ?
À la fin du XIXe siècle, une convention a été passée entre la Marine Impériale russe et les chantiers navals de La Seyne-sur-Mer pour la construction du cuirassé « Tsarevitch » [7]. Le Tsar Alexandre III (1845/1894) puis Nicolas II (1868/1918) permettent à des ouvriers russes de venir travailler aux alentours de Toulon/La Seyne afin de participer à la construction des navires destinés à la flotte Impériale. S’il est vrai que de nombreux russes, à la fin de cette époque, sont venus s’installer sur la côte d’Azur, il paraît improbable que « nos » onze soldats aient pu être incorporés sur place. En 1914, les français d’origine russe, en âge d’être appelés sous les drapeaux, sont obligatoirement incorporés dans des unités militaires françaises. De plus, les archives consultées indiquent que ces onze soldats sont partis de Russie, pays dans lequel ils ont été incorporés.
Le 3 août 1914, le Service de Santé des Armées, ouvre, sur l’ensemble du territoire des hôpitaux pour accueillir les futurs soldats blessés ou malades. Le 6 août 1914, les bâtiments du Collège des Maristes ou Institution Sainte Marie, rue Germain Loro à La Seyne-sur-Mer sont réquisitionnés pour abriter le futur l’Hôpital Complémentaire n° 4 de la XVe région, ex Hôpital Temporaire [8] de La Seyne. Dès le printemps 1915, une grande partie du corps médical russe est arrivé en France avec un matériel médical important et moderne. Il est décidé que la majorité des militaires russes du front d’Orient seront soignés à La Seyne-sur Mer : L’Hôpital Complémentaire n°4 formation médicale essentiellement russe compte alors, 4 médecins aide-majors, un médecin auxiliaire, 13 infirmières russes auxquels s’ajoutent 19 médecins, 4 pharmaciens et 6 militaires de l’administration française. Au mois d’août 1917 sur 787 soldats russes hospitalisés dans le sud de la France 336 l’étaient à La Seyne sur Mer.
Les archives médicales consultées permettent d’établir les causes des décès de « nos » onze soldats Russes. (Voir Tableau ci-dessus). Nous constatons que sur les 11 militaires hospitalisés à La Seyne, 10 sont décédés de maladie (Paludisme, Pleurésie, Pneumonie, Tuberculose et autres…) et un seul est mort des suites de ses blessures de guerre. Cette disproportion entre maladies et blessures de guerre s’explique par les conditions climatiques et sanitaires très mauvaises que rencontrèrent les soldats sur le front d’Orient. « …aussi d’août 1916 à mars 1917, le décompte des évacués indique 5 719 malades contre 1 930 blessés…» [9]. Durant les offensives de septembre à novembre 1916 (Flórina et Monastir) les troupes alliées, et en particulier russes, opèrent dans des régions montagneuses et dans des plaines marécageuses infestées de moustiques. Les difficiles conditions climatiques s’accompagnent d’une malnutrition due à une intendance déficiente. L’hiver 1916/1917, particulièrement rigoureux dans cette région aux confins de la Grèce, accentue les épidémies de tuberculose et autres maladies. Les évacuations des malades et blessés en direction de Salonique puis du sud de la France sont longues et quelquefois périlleuses (sous-marins ennemis).
[1] Association créée en 1887 par le professeur alsacien Xavier Niessen, elle fut reconnue d’utilité publique en 1906- Actuellement, parmi ses missions, elle est chargée de l’entretien des tombes et des monuments élevés à la mémoire des Morts pour la France.
[2] Sources : Jean Paul Grillet et Archives de la Mairie de La Seyne sur Mer (Var.)
[3] La bataille de Tannenberg (Prusse Orientale) du 23 au 29 août 1914, commence par une victoire russe pour s’achever par une cuisante défaite de la 2ème Armée du Tsar. Cette offensive permet aux troupes franco anglaises de contrer l’offensive allemande sur la Marne (06 au 13 septembre 1914), les empires centraux luttant sur deux fronts (est et ouest)
[4] Front d’Orient – Suite à l’occupation de la Serbie et de l’Albanie par les forces germano-austro-hongroises ; les troupes franco-anglaises débarquent le 05.10.1915 à Salonique afin de reconquérir la Serbie, l’Albanie et la Bulgarie alliée des puissances centrales.
[5] Le 15 août 1916, vers 21h 00, dans l’ancien camp d’Aygaladas, près de Marseille, le lieutenant-colonel Krause est retrouvé mort assassiné. Il aurait été lynché par ses propres hommes. Fin août 1916, sept soldats russes « responsables de cet acte » auraient, pour ce motif, été passés par les armes dans le camp de Mailly. Lire à ce sujet : « Histoire des soldats russes en France 1915/1920 » de Rémi Adam et le journal suisse La Sentinelle du 11.10.1916
[6] Monastir ou Manastir actuellement Bitola au sud-ouest de la République de Macédoine (1991) située dans la plaine de Pélagonien, entourée de sommets montagneux.
[7] Ce cuirassé russe participera à la guerre russo-japonaise (1904/1905) et à la première guerre mondiale.
[8] Hôpital temporaire – Terminologie qui caractérise les hôpitaux constitués exceptionnellement lors des guerres et qui sera, dès 1914, remplacée par l’appellation Hôpital Complémentaire.
[9] Gérard Gorokhoff et Andreï Korliakov. Le corps expéditionnaire russe en France et à Salonique 1916-1918, YMCA-PRESS, Paris, 2003, p. 21.
Par Yves Domange, août 2021